Dans l’économie du regard, tout passe par l’écran. Les applis redessinent les contours du désir, transforment le corps en interface et l’intime en algorithme. Entre liberté et performativité, le corps queer se pixelise — jusqu’à flouter sa propre vérité.

Le miroir est devenu un écran
Nos visages n’ont jamais été aussi visibles — ni aussi filtrés. Dans la culture queer, l’image de soi est devenue un champ d’expérimentation.
Les applis — Grindr, Instagram, TikTok, BeReal — fonctionnent comme des laboratoires de perception. On y teste des identités, des poses, des versions de soi. Le filtre, d’abord jeu, devient une forme d’écriture du corps.
Mais il impose aussi une grammaire du visible : cadrage flatteur, peau sans texture, lumière dorée. La fluidité se heurte à l’uniformisation. Le corps, calibré pour plaire à l’algorithme, finit par s’auto-censurer.
L’émancipation sous contrôle
Cette hypervisibilité agit comme une arme à double tranchant. D’un côté, elle permet aux corps queer de s’affirmer hors du cadre normatif — d’apparaître, littéralement.
De l’autre, elle soumet l’expression de soi à la validation collective. Le regard de l’autre est toujours déjà là, niché dans chaque story, chaque swipe, chaque “seen”.
La promesse de liberté se retourne en performance permanente. L’écran qui libère devient parfois la cage.

Visages filtrés, corps réels
Certains artistes refusent la netteté et réintroduisent le grain comme forme de résistance.
Zach Blas (Face Cages) questionne la reconnaissance faciale et les normes qu’elle impose.
Juliana Huxtable, performeuse et DJ, hybridise les genres et les avatars : son corps devient flux, transition, fiction.
Ryan Trecartin, avec ses vidéos saturées, fait exploser la cohérence du selfie : le “je” n’est plus stable, il est bruit.
Tschabalala Self et Cajsa von Zeipel traduisent cette tension dans la matière : le corps queer y devient monument, collé, reconstruit, magnifique dans sa dissonance.

Archives et flux
Les institutions culturelles s’en emparent aussi. L’exposition “Do You Feel Me?” au Somerset House de Londres explorait déjà cette hyper-intimité numérique.
À Paris, le festival Hors Pistes du Centre Pompidou a questionné la relation entre genre, technologie et autoportrait.
Sur TikTok, des créateur·rice·s comme Kidd Kenn ou Salem Elise transforment le filtre en narration : il devient masque, outil, revendication.

Laisser paraître
Dans un monde où la beauté est optimisée, résister, c’est parfois laisser paraître.
L’image queer n’a pas vocation à corriger le réel mais à le complexifier.
Et peut-être que la sincérité, aujourd’hui, ne réside plus dans la transparence, mais dans la conscience du faux.

Encadré : pour aller plus loin
À voir
– Face Cages (Zach Blas)
– Reifying Desire (Ryan Trecartin)
– Post-Human Bodies – Somerset House (UK)
– Hors Pistes – Centre Pompidou
À lire
– Legacy Russell, Glitch Feminism
– Paul B. Preciado, Un appartement sur Uranus